Blessure

Je connaissais déjà le réveil fatigué, le réveil déprimé, le malade, l’écœuré, le dépassionné, l’ennuyé, mais je ne connaissais pas encore le réveil en colère. C’est désormais chose faite.

Avant de m’endormir, j’avais apaisé la tristesse et étouffé la déprime en m’amusant d’un jeu d’ombre entre les deux loupiotes de Vodka-Pomme, mon pied et le mur, car l’intensité variable d’un des éclairages avait pour effet de créer une impression de mouvement que j’ai mis quelque temps à comprendre.

Et puis de toutes façons, la colère empêchait les larmes de couler.

La colère de comprendre la faiblesse et la passivité. La mienne, celle exhibée par ma paresse qui m’empêche de me réaliser et par mon envie d’être ce que je ne suis pas. Celle que je vois autour de moi, qui pose l’interdit social de communiquer entre personnes en se restreignant aux idées. Celle qui invitera à faire passer mon ire pour passagère et éphémère avant que « tout rentre dans l’ordre. » La même, exactement, qui lorsque j’étais petit et perçu comme immature, noyait mon désespoir par une passive patience « en attendant que ça passe » lorsque j’exprimais mon désarroi, mon incompréhension et mon sens de l’injustice quant aux déséquilibres du monde qui m’entourait.

L’ordre, c’est ce qui m’avilit en jugeant éphémère sinon inacceptable toute déviance dans la manière de modéliser le monde.

En fait, ça ne « passe » pas. À chaque fois, j’oublie d’y penser, et mon sens du déséquilibre est temporairement (des jours, des mois, des années, de plus en plus longtemps à chaque fois au fur et à mesure que je vieillis) anésthésié et me fait rentrer dans la « normalité ». Mais ce n’est pas comme si je pouvais classer définitivement la question.

La communication non réfléchie, la communication consensuelle dans une langue pauvre provoque la souffrance, chez moi et chez quiconque reconnaît l’indifférence chez l’interlocuteur qui aborde avec légèreté et insouciance un ressenti vécu.

J’ai peur de cette sensation de brûlure, de blessure qui m’envahit par surprise au détour d’une conversation où je ne l’attendais pas.

J’ai doublement peur de la provoquer chez quelqu’un d’autre sans m’en rendre compte.

Et je suis en colère contre cette mauvaise communication. Une colère qui traverse le sommeil et réveille le « petit animal à dents pointues » qui dort dans mon ventre.

Monde de merde.