De l’exposition et de l’équilibre
Quand j’étais tout petit, il fut une période où je pratiquais le Judo. Cela n’a pas duré longtemps, car à cette même époque j’étais profondément asocial et je n’aimais pas les maîtres masculins, que ce soit en classe où en séance de sport. Un peu plus qu’un an quand même. Pour être exact, un an scolaire plus cinq mois, le sixième étant celui de mon départ pour l’Australie, qui m’éloigna définitivement d’une pratique régulière du sport.
À hauteur d’une séance de deux heures par semaine, inutile de dire à quel point je tenais haute cette activité dans mon estime. Cela étant, la raison qui me pousse à en parler maintenant est un souvenir extrêmement précis que je retiens de cette période. Un souvenir qui m’a hanté pendant des années, auquel je pense encore très régulièrement maintenant, mais que je range désormais dans le foutoir de ces petits détails de la personnalité dont j’ai depuis longtemps renoncé à trouver une explication rationnelle et une utilité.
Quand j’étais en séance d’entraînement, je vouais une fascination exarcerbée, quoique discrète, mais maladive, aux pieds des autres membres du club. Le genre de fascination qui me faisait parfois mal entendre les instructions de l’entraîneur tant j’étais préoccupé à parcourir les bas de kimono à la recherche des orteils ou des chevilles exposés tout en rendant cette recherche oculaire la plus discrète possible.
Fétichiste du pied ? Même pas ! Ce n’était pas le genre de fascination qui occupe la vie tant et si bien qu’elle en devient un culte. C’était plutôt une curiosité aiguë quant à la morphologie des extémités des autres humains, déjà de préférence mâles, ce genre de curiosité difficilement assouvissable tant il est délicat de demander à quelqu’un de montrer ses pieds nus.
Avec un peu de recul, c’est assez facile à comprendre : les pieds sont une partie du corps qu’on ne voit, dans les latitudes et les villes où j’ai vécu, que rarement nue. Enfermés dans des chaussures, au mieux dans des chaussettes, c’est comme le bas du bassin un endroit qu’habituellement seule l’intimité dévoile. D’où recherche obstinée de ce qui ne se montre pas, une petite façon de chercher à violer “le tabou”, si tabou on peut trouver en tirant très fort sur le fil de la compréhension de la situation, ou de donner consistance à des fantasmes, même si alors je n’en avais pas l’once d’une conscience.
Et les mains ? Les mains ne se cachent pas ; il est facile de les voir. À moins d’avoir une raison particulière de les regarder, telle ce récent intérêt mien d’étudier chez les autres garçons la disposition de cet os du pouce qu’on peut voir, ou non, dépasser en formant un angle entre le poignet et l’articulation en dessous de l’ongle lorsqu’on replie le doigt vers la paume, et dont le développement reflète l’intensité des effets des changements de la puberté (savoir douteux que je tiens d’une source encore plus douteuse, mais qui me fascine quand même), (oui cette phrase est longue, et elle le serait moins si je connaissais le nom de cet os,) les mains ne génèrent généralement pas beaucoup d’émotion quand elles vaquent à ces activités utilitaires qui différencient les primates aux pouces préhensibles du commun des mammifères. (enfin, ça dépend des activités ; certaines qui mettent en oeuvre le pouce préhensible peuvent générer de l’émotion, mais je m’égare ;)
C’est le fantôme de cette curiosité qui, en plus de donner très souvent par la suite un peu de piquant émotionnel aux quelques séances de vie commune avec d’autres individus auxquelles j’ai eu droit dans cette partie antérieure de mon existence, m’a permi de motiver, tout d’abord, puis justifier, ensuite, l’exercice, d’abord forcé puis devenu naturel, de la recherche par la scrutation discrète des parcelles de peau inhabituellement exposées chez les autres garçons, à partir du moment où j’ai compris que cette pratique comblait, en plus de ma curiosité, un manque sensoriel jusqu’alors ignoré.
Dorénavant, les pieds ne sont plus un centre d’intérêt principal ; même si je trouve un intérêt esthétique indéniable mais irrationnel à l’image d’un garçon habillé en casual wear ou avec le style skater, légèrement négligé et pieds nus sans chaussettes, où l’on ne voit que les orteils dépassant d’un pantalon bien long et bien large, j’ai beaucoup changé, et sans doute que mes préférences sensorielles aussi. Par ailleurs, je me laisse souvent aller, consciemment ou pas, à des extrapolations de toute perception visuelle de la nudité masculine, même partielle… Sachant qu’en plus de cela j’ai depuis appris que d’autres zones de la peau ont beaucoup plus de vertus sensorielles que les pieds ! ;)
Cela dit, il est indéniable que c’est ce souvenir, beaucoup plus que tout instinct inné ou acquis, beaucoup plus que toute incitation d’imitation sociale du comportement des autres, qui m’a appris à pratiquer l’observation du corps de l’autre.
Après réflexion et discussion avec mon logeur, qui lit et me divertit pendant ma rédaction, je prends conscience d’un autre aspect de la situation. Il est plus que probable (c’est-à-dire que j’adhère à l’idée) que l’observation irrepressible qui se veut discrète est une manière d’observer avec la crainte et le désir mélangés, où la crainte est aussi forte et paralysante que le désir, de se faire surprendre par l’observé(e). Paradoxe comportemental issu des méandres du subconscient humain, cela pourrait être justement le fondement de la notion de fantasme. Même si je serais surpris de devoir trouver du désir dans ce comportement de mon enfance, tant je la représente totalement inhibée, cette interprétation ne heurte pas ma perception de l’équilibre du monde, ou du moins celui de mon existence.