Voyage nocturne
J’ouvre les yeux. Je suis immobile.
Dans mon champ visuel, la seule source de lumière constitue le seul élément visible. L’écran rétro-éclairé de Vodka-Pomme.
En dehors du rectangle luminescent, il n’y a rien.
Mon corps m’indique que je suis installé en position assise sur un support qui s’y prête confortablement. Que mes pieds reposent sur un sol dur et froid. Qu’il règne une température fraîche sans être trop basse pour être gênante.
Je provoque la suite de la lecture de Trancequility 21, arrêtée il y a plus de 24 heures.
Vingt-quatre heures, qu’en cet instant je ne saurais replacer dans une échelle temporelle, tant le temps semble suspendu.
En dehors de la musique, nul bruit.
En dehors de l’écran, nulle lumière.
En dehors de ma position assise, nul espace.
Sans faim, sans soif, sans besoin immédiat, je pourrais tout aussi bien n’être qu’éthéré.
Alors, je pense.
Mon système nerveux se laisse inonder par les bribes d’information transmises par ma vue, des bribes d’information que j’ai moi-même construites dans Vodka-Pomme de toutes façons. Se laisse inonder par les sons d’une musique que je sais m’être bénéfique, mais que je connais déjà.
Je fais boucler mes influx nerveux extérieurs vers moi-même.
Je suis là, et je suis certain qu’en cet instant je suis moi, car aucune interaction avec le monde extérieur ne me contraint à en être autrement.
C’est agréable. Immensément agréable.
Dans quelques instants, je serai sans doute rappelé à l’ordre par des obligations physiologiques, voire des souvenirs, des anxiétés anticipatives sur mon emploi du temps de la semaine, etc., mais je savoure l’instant présent dont j’arrive à contrôler la vacuité, en le protégeant encore un peu de ces éléments perturbateurs.
Je ferme les yeux. La lumière traverse mes paupières et je sais exactement ce qu’il y a derrière. J’écris les yeux fermés, parce que je le peux, et que j’aime ça. Et je me livre simultanément à cet exercice intéressant qui consiste à essayer de penser à des choses agréables, en ne se fixant comme seul but de “trouver des choses agréables à penser”, en en observant quelles sont les images qui apparaissent spontanément à l’appel de cet impératif.
Les pensées se succèdent.
Je commence par revoir ces scènes de communication intense avec une gen bien. Là où j’arrivais à puiser une source d’intimité intellectuelle.
Je vois ensuite ces moments en groupe en compagnie de gens bien. Là où j’arrive à puiser une source de confiance sociale et d’affection.
Arrivent ensuite les bienfaits de la musique, conjugués ou non à l’alcool. Ces moments d’intense émotion, en concert notamment, où je reconnais à la fois les sons que j’entends et l’effet qu’ils ont sur les gens autour de moi ; là où tout mon corps perçoit que je ne suis pas unique dans mon ressenti, que d’autres subissent avec moi les assauts du plaisir.
Ensuite, le voyage. Le plaisir de partir en mission, celui de voyager en connaissant la destination et en étant capable de prévoir et maîtriser d’avance la durée et la complexité de la tâche à l’arrivée. Le plaisir de revenir, celui de faire le point sur les réussites et les échecs, de peser la fierté de l’accomplissement contre le souci de perfection non assouvi. Tout cela, grâce à ces instants où le temps est suspendu, le temps du voyage aux modalités incompressibles, pendant lequel il n’est pas possible de regretter de passer du temps à dresser un bilan du passé, plutôt que de prévoir l’avenir. Où on peut rêver d’une puissance intérieure, le temps du voyage, jusqu’à ce que la vie à l’arrivée reprenne son cours.
Enfin, les livres. La lecture. La fuite dans l’imaginaire, les images produites par le texte, où toutes les émotions diffuses arrivent à s’architecturer autour de la ligne directrice du texte pour construire un monde, une structure perceptible et reconnaissable, la chose la plus proche du beau que je puisse trouver dans mon moi intérieur.
Et le temps se déclenche à nouveau.
Mes jambes se mettent à s’agiter, symptôme d’un stress naissant.
Mes pupilles dilatées me laissent apercevoir des ombres d’objets dans la pièce où je me suis placé, et me soumettent à nouveau aux contraintes de l’espace.
Mon ouïe aiguisée par tant de silence devient sensible aux bruits de fonds et l’extérieur m’assaille à nouveau.
J’essaie de fuir, en augmentant le volume de la musique, mais rien n’y fait. L’instant magique est passé.
Je me relirai, pour corriger les fautes de grammaire et d’orthographe, mais sans vraiment croire à ce que j’ai produit, parce qu’il est trop douloureux de se souvenir des moments agréables quand on ne sait plus comment les provoquer à nouveau, quand on n’est même plus sûr qu’ils ont existé. Peut-être que toute cette transcription n’est qu’un rêve, le produit d’une illusion, d’une hallucination.
Et de la fatigue.
Mon corps exige que je lui obéisse désormais. Bonne nuit.
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