Pieds fatigués

C’est reparti pour un tour.

J’ai commandé une nouvelle série de cartons pour emballer mes affaires. J’ai recommencé à éplucher les petites annonces. Ce n’est pas facile de chercher où loger, surtout quand on ne sait pas où on veut habiter.

Aujourd’hui, j’y ai beaucoup réfléchi. Il y a opposition entre, d’un côté, ma responsabilité vis-à-vis de mon chat et ma plante, et de l’autre mon désir d’aller voyager, idée inspirée par un gen bien qui m’expliqua il y a quelques temps son projet d’emprunter un peu d’argent pour aller faire un tour quelque part dans le monde (et non un tour du monde). Autre opposition entre ma curiosité d’aller expérimenter ce qui se passe ailleurs en Europe et ma supposée responsabilité (plutôt confort) dans mon emploi actuel. La solution sera probablement une transition douce dans l’axe sud-nord, de Paris vers Amsterdam, en l’espace de quelques années.

L’impulsion est survenue lundi dernier, après ce week-end détestable. En souvenir d’une remarque que je fis quelques jours auparavant, j’ai regardé le ciel en revenant du travail, et je l’ai trouvé beau, même gris. J’ai ensuite regardé le décor et les gens autour de moi, et je les ai trouvés gris, même beaux. Dans le quartier où j’habite, c’était pire. Comme je réussis à le formuler avec des mots à Mag aujourd’hui, j’ai pris conscience que « j’en ai assez de voir des gens que je connais et n’avoir rien à leur dire, » que je transpose aussi bien en « j’en ai assez de voir des endroits que je connais et n’avoir rien à y faire. »

Il est temps de partir, même si j’en suis fatigué d’avance.

Et ce qui me fatigue d’autant plus, c’est le ménage émotionnel que je dois faire en partant : celui d’annihiler la nostalgie en me détachant des bons souvenirs, et celui de défaire les relations en prévention des « au revoir » hypocrites.

Bref.

Ma maman avait coutume de dire à ses amis : ma façon de vivre n’est pas de ce temps, j’aurais du être né à une autre époque. Quand elle disait cela, elle me voyait dans le siècle des lumières, dans l’aristocratie anglaise. Je pense qu’elle n’avait pas tort ; cela dit, je crois maintenant que si tel avait été le cas, je me serais fait assassiner proprement depuis belle lurette.

Entre autres choses, nous avons discuté de nos vocations et motivations respectives, Mag, son cher et tendre, et moi aujourd’hui. Il en ressort ce que je soupçonnais depuis longtemps : tout mon travail de déconstruction et de recherche de l’essentiel, mon déni de la subtilité et du second degré pour retrouver les motivations primaires des humains autour de moi, a eu l’irrémédiable conséquence de me faire réfléchir systématiquement au coût émotionnel et en douleur des entreprises à long ou large terme. À cause de cette recherche intérieure, je me suis rendu particulièrement inapte au travail contractuel, sachant déceler dans toute forme de contrat l’inhumanité par incomplétude (ou opacité) de la relation ainsi établie entre le travailleur et l’employeur ; de la même façon, je me suis rendu mauvais citoyen, rejetant toute forme de patriotisme et de nationalisme par rejet de la notion d’identité culturelle et de système juridique. Paradoxalement, je fais suffisamment abstraction de la notion d’humanité pour être prêt à travailler pour elle comme une ouvrière dans sa fourmilière, mais en même temps je me rends compte que l’humanité que j’observe autour de moi n’est pas celle pour laquelle j’aimerais travailler.

Avant, il y avait l’action et la réaction, et je me préoccupais surtout du « comment. » Un jour, j’ai demandé « pourquoi l’action ? » et le jour suivant, j’ai eu mal car l’explication du pourquoi m’était interdite. Le jour d’après, j’ai réfléchi, et le jour suivant j’ai imaginé un pourquoi en accord avec mes observations et les interdits qui les bloquent. Ensuite, je me suis rendu compte que cette explication mienne était inutile. J’ai compris que généralement, plus on essaie de comprendre pourquoi les humains font ce qu’ils font, plus on comprend qu’ils ne font rien de plus qu’obéir à des instincts faciles à modéliser. Et plus on comprend, plus les exceptions deviennent difficiles à trouver.

C’est grâce à cela que je commence à « voir » l’art de l’architecture, de la peinture, de la sculpture, de l’écriture. Hélas, il se trouve que je suis aussi un informaticien connecté, qui sait puiser à la source les actualités. Et ce que je vois du monde actuel et ce que je pressens qu’il va devenir est bien morne à côté de tout ce que j’aimerais découvrir. Morne, non pas absolument ou relativement à une beauté utopique, mais par apparence quelconque opposée au même apparent quelconque d’antan, d’antan oui mais d’antan connu et reconnu.

En somme, c’est de la nostalgie appliquée : « c’était mieux avant » parce qu’à chaque moment qui passe ce que je connais disparaît et fait place à l’inconnu. Et plus j’essaie de connaître, plus l’étendue de l’inconnue qui m’attend s’agrandit et me fait peur. Ah, ce serait tellement plus facile si j’étais totalement ignorant ! Je pourrais prétendre tout savoir et mouler l’inconnu de l’avenir dans ma connaissance du passé. Mais je n’y arriverais pas, même si je suis ignorant : il m’est proprement impossible de proférer sincèrement la banale sentence « les erreurs du passé sont là pour nous montrer ce qu’il ne faut pas faire de notre avenir, » puisqu’à chaque moment qui passe je remets en cause les expériences du passé en invoquant la nécessité de les reproduire dans un contexte actuel, puisque les contextes changent et les interprétations changent aussi.

Mon crâne me fait souffrir, comme hier. C’est très douloureux.

Ce soir, je suis allé au cinéma, pour tenter de me changer les idées. C’est totalement raté. Je suis allé voir Nèg Maron, qui m’a fait remonter d’un coup dans ma conscience mes souvenirs d’Afrique, ce que j’ai appris du processus colonial et de l’esclavage, les conflits & considérations intérieures des communautés minoritaires où j’ai vécu, et le poids émotionnel des relations familiales.