Spoliation et réparation
Fut un temps, pas si lointain, où lorsqu’un fait, une situation ou une information heurtait mon intégrité intellectuelle ou mon droit à l’existence, naissait en moi suffisament d’inspiration, et suffisamment longtemps, pour militer significativement au (r)établissement de la cause qui me sied mieux.
Désormais, l’inspiration naît, mais retombe très vite si non entretenue par l’alcool ou l’exposition directe au désagréable. Trop vite pour avoir le temps de réfléchir à la meilleure réaction et d’entretenir le courage nécessaire à son expression ; quelques minutes à peine après le ressenti de besoin de réaction, je me désintéresse de la cause, anéanti par un sentiment d’insignifiance, d’impuissance par incapacité à dominer une structure trop grande pour être appréhendée complètement. Je m’en suis aperçu encore aujourd’hui en rentrant à mon bureau après la pause du midi, finissant dans l’insouciance un chemin de retour débuté avec la ferme intention de rédiger une diatribe acerbe sur la stupidité humaine.
Je regrette le temps où ma poursuite de certains idéaux était épaulée par la naïveté de croire le monde simple et mû par l’estime directe et personnelle des uns pour les autres, et le sentiment d’être suffisamment fort pour provoquer du changement en dehors de mon univers de perception.
Cette naïveté, cette foi dans le militantisme et les idéaux, je l’ai perdue. De force. Mon stage en Suède a fini de disperser ce que l’EPITA avait éclaté. L’institution conformiste voulait me formater, me rendre « raisonnable, » « réfléchi, » « respectueux des valeurs établies » comme disait le directeur de l’école. En m’inculquant la force de notre système de société, les rouage du pouvoir de l’argent et ses mécanismes qui le protège de l’interventionnisme d’une personne isolée, elle y est parvenue, mais je me sens spolié.
Spolié, dans le sens qu’on m’a enlevé quelque chose dont je reconnais encore aujourd’hui la valeur : le pouvoir de communiquer, celui d’échanger des idées, et de partager des convictions permettant d’agir avec d’autres dans un objectif partagé. Cela, je ne m’en sens plus capable, ou du moins ai-je été convaincu « à l’insu de mon plein gré » que ce faire créait plus de mal qu’il n’apportait de bien.
En fait, doucement, je tente de reconstruire quelque chose… Dans l’intimité, car je me sens encore faible. C’est là où la confiance en mes intuitions et mes réflexes expressifs me manque, et où je cherche éperdument des modèles à suivre tout en refusant l’anti-conformisme primaire et irréfléchi, quitte à suivre un rythme de vie instable, au gré des orientations que je découvre et que je réfute.
Mais le manque d’entrain, ou plutôt la vitesse à laquelle il disparaît, me limitent.
Frustration, complexe.
Heureusement, il y a quelque chose qui n’a jamais disparu, et que je sais mienne aussi loin que remonte ma mémoire introspetive : la conviction que tout action dans le sens de la limitation de l’expression est inhéremment mauvaise.
Cette conviction est celle qui m’a forcé à dédoubler ma personnalité pendant les deux dernières années, en une façade soumise aux diverses instances qui m’apprenaient à être raisonnable, et par laquelle j’interagissais avec le monde qui m’entoure, et un moi intérieur pensant, inaltéré, devenu muet après les quelques désordres de l’année 2002, convalescent et atrophié depuis, mais que je reconstruis peu à peu depuis deux mois.
Deux mois de déconstruction de cette partie de moi construite pas par moi, malgré moi, et soi-disant pour moi. Deux mois passés à travailler dans un milieu où on n’exige pas de moi cette façade conforme et tranquille, et où elle peut se désintégrer doucement faute d’usage. Et c’est, et je le sais depuis que je suis arrivé chez Pilot, exactement pour cela que j’ai accepté cet emploi, malgré mon désintérêt technique, le salaire ingrat et l’inconfort social.
Après ça, comment expliquer la nature de mon emploi à sa juste mesure, dans des termes que quelqu’un qui ne me connaît pas peut comprendre ?
Là est la question que je me suis posée indirectement vendredi soir.
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