Je est un autre

Depuis vendredi, mon subconscient laisse s’échapper des bulles de pensée qui viennent éclore subrepticement dans ma conscience.

Par exemple, lorsque nous sommes arrivés dans la Gare de l’Est vendredi matin, le premier réflexe était d’aller visiter une librairie pour nous fournir de la lecture de voyage. Et là, avant de nous décider pour quatre ouvrages (deux chacuns), je suis tombé en arrêt devant le titre Je vous demande la permission de mourir. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais c’est comme si le temps se suspendait, et dans le laps de temps très court qui s’ensuivit j’ai pensé successivement à la condition de cet homme-légume souffrant en hôpital, aux positions relatives du malade et du docteur dans l’euthanasie, au symbolisme et à l’influence réelle d’un signe désespéré d’un citoyen lambda au président de la république, à la différence de perception de la vie et de la mort entre les divers acteurs de la situation, au pouvoir de la douleur sur le conscient, à l’incompréhension de ce pouvoir par quelqu’un qui ne souffre pas (autant), au paradoxe humain d’une illusion d’invulnérabilité et une matérielle fragilité extrême, au paradoxe de l’instabilité à court terme de l’existence et la stabilité, au cours des ères, de la vie sur Terre, ainsi qu’à d’autres choses pour lesquelles les mots me manquent maintenant, et tout cela accumulé dans un temps si court a immédiatement provoqué quelques larmes, proprement incongrues du point de vue d’un observateur extérieur, et grâce auxquelles j’ai ajouté au malaise des pensées précédentes la surprise de la redécouverte d’une sensibilité jusqu’alors supposée profondément enfouie.

Il s’en est passé d’autres. À chaque fois, une pensée inattendue, car pas amenée par le contexte, qui s’impose, m’occupe de force, m’invitant à lui trouver une suite, une réponse, une conclusion, et pas forcément facilement.

À des moments, je me suis senti glisser hors de mes limites de raison habituelles. Au risque d’en choquer certains, j’avoue avoir laissé à un moment dériver ma conscience quelques instants en regardant une des deux filles de mon ami, en cherchant quel intérêt pourrait porter un pédophile envers un petit bout de chou. Le résultat, c’est que je me suis aperçu à quel point la situation est complexe, à quel point beaucoup se laissent emporter dans une situation aveugle et blocante où la pédophilie, une fois reconnue, même partiellement, est considérée comme une atrocité suffisante pour diaboliser inconditionnellement le « coupable » sans jamais tenter de comprendre ses perceptions, ses mécanismes de pensées, la jonction entre l’intention et l’extension, les points de jonction ou d’opposition entre amour, désir sexuel, désir de faire souffrir, complexe de culpabilité ou autre, bref toutes ces choses qui font que finalement la personnalité et les relations ne sont pas forcément aussi simples qu’il n’y paraît quand des enfants sont impliqués, et que même si je vois beaucoup plus de façons de faire souffrir une petite fille ou un petit garçon dans une activité sexuelles que de lui faire plaisir, je suis toujours peu persuadé qu’il n’existe pas un certain nombre de situations où les mécanismes échappent à l’ordre commun, et qu’il est très difficile de juger, encore plus qu’il ne l’est de comprendre.

Mises à part ces petites anecdotes de pensée, il y avait quand même un thème général de pensée : savoir ce qui me resterait si j’enlevais tout ce que je suis par le regard de ceux à qui j’accorde le droit de me façonner. Savoir ce que, et si, je pourrais être pour quelqu’un et pas seulement par quelqu’un.

Ce n’est pas facile. Pour l’instant, comme Socrate, tout ce que je sais c’est que je ne sais rien.