Dix jours de rêve… (ou pas)

En écoutant : Armin Van Buuren ft. Jan Vayne - Serenity (Original Mix)

Lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche, lundi, mardi, mercredi.

Dix jours.

Dix jours sous les tropiques, en regardant une carte verticale en plaçant le nord en haut et le sud en bas.

Dix jours avec des personnes qui sont plus proches de ce que je considère comme une famille que la plupart de celles qui sont censées l’être génétiquement.

Dix jours de vacances, au début de l’été local, sous un soleil et parmi une végétation tropicaux, mais à l’intérieur des frontières de la France.

La mer, la plage, la chaleur, les cocotiers, la jungle, les prés, les vaches, la montagne et le froid, le tout dans moins de quatre-vingt kilomètres de diamètre.

Dix jours logés chez une gen bien, dans un endroit qui tient autant de la case créole que du musée d’ethnologie, de la villa provençale et surtout du cocon familial.

Dix jours passés à se déplacer en touriste entre la plage, la montagne et les diverses régions de l’île. À cumuler les heures de transport en voiture, d’un côté en jouant régulièrement à estimer la durée de survie du véhicule (mise à mal par un usage abusif même si nécessaire de ses freins) et de l’autre à admirer les bienfaits des normes de qualité française en matière de signalisation et d’infrastructure routière sur le confort du passager.

Dix jours à étudier, plus ou moins activement, l’histoire d’un volcan marin. Découvrir à quel point l’existence de l’île est liée à l’émergence du volcan, et remarquer à quel point la population humaine a su s’adapter, se déployer à la surface de cette ruine volcanique d’âge canonique sans jamais s’apercevoir (jusqu’à très tard) de l’immensité des forces qui ont permis leur milieu de vie, ni même (encore aujourd’hui) la comprendre entièrement. Comprendre aussi que ce qui passe aujourd’hui pour un des volcans les plus actifs du monde n’est qu’une cheminée secondaire et temporaire.

Mais aussi…

Dix jours et je n’arrive toujours pas à me détacher de mon quotidien parisien.

Neuf nuits parsemées de cauchemars, que j’impute à une alimentation trop riche mais sans doute imputables aussi à un stress dont n’arriveront pas à bout deux semaines de vacances.

Dix jours à faire valoir mon droit à la différence : celle d’aborrher la marche en montagne censée être la principale et plus remarquable activité touristique de l’île. Un droit qui n’est respecté que par une amitié pré-existante et à la condition de devoir souffrir en silence et seul l’incompréhension que suscite mon (dé)goût.

Dix jours à faire valoir mon droit à l’autre différence : celle de m’épanouir le soir, entre dix-huit heures et minuit, c’est-à-dire lorsque les locaux vont dormir. Celle qui m’empêche d’être intellectuellement et physiquement actif entre l’heure où les locaux se lèvent le matin (6h) et celles où ils terminent leurs activités. Celle qui, inéluctablement, m’écarte du groupe en m’imposant le rôle d’handicapé.

Dix jours à regarder sans voir, à observer sans comprendre, ces paysages qui me sont présentés comme beaux mais que je n’arrive pas à percevoir autrement que comme de nouvelles images à aligner les unes à la suite des autres dans ma bibliothèque de souvenirs. Je tente encore de comprendre, sans succès, en quoi ce que je vois ici « mérite » que j’en profite plus que mon quotidien urbain, ce que les paysages locaux ont de particulièrement « splendide » et que seule une observation attentive et admirative in situ me permettrait de comprendre. Je vois, je perçois, je mémorise, sans me fermer, sans refuser d’assimiler ce que je perçois, mais ni plus ni moins que chaque jour de mon existence et à chaque endroit où je me trouve. Je ne sais pas accorder une « valeur » particulière à ce que je vis par le fait que je le vive ici et non ailleurs, et je culpabilise de voir sans comprendre que mon entourage y trouve une « chance » qu’il faut « rentabiliser. »

Parce que je suis parti avec le désir de vivre des vacances avec d’autres personnes, et non pas pour profiter d’une opportunité touristique ; et que tout ce qui ne relève pas du relationnel de groupe et à l’échange inter-personnel pendant ces quatorze jours sort de mon champ d’appréciation accrue pour se voir relégué par ma conscience dans le domaine de « l’arrière-plan. »

Mais aussi…

Dix jours à penser quotidiennement aux personnes importantes dont je me suis éloigné. Un éloignement voulu, souhaité, et total : la communication ne se rétablira qu’à mon retour. Dix jours pourtant à réfléchir aux présents que je rapporterai, aux événements que je pourrais provoquer dans un avenir plus ou moins proche, et aux lieux qu’avec le recul je peux enfin évaluer en fonction des souvenirs et du bien-être qu’ils m’ont procuré. Avec eux.

Dix jours à penser à moi, un peu, à réfléchir à mon avenir, aux choix que je dois prendre rapidement pour ne pas regretter plus tard d’avoir gâché mes années de force. Dont huit jours à réfléchir à ces cauchemars, en tirer des conclusions et préparer ces actes qui me sont oniriquement suggérés.

Et aussi…

Dix jours à vivre une relation sociale sans avoir à la réfléchir à chaque instant. À réussir (un peu mieux) ce que j’avais échoué lors des vacances de neige au début de l’année.

Dix jours de relation ouverte, sans timidité, sans contrainte émotionnelle, libre, malgré et avec les différences (cf supra).

Dix jours sans vodka ! Grâce au rhum, assez bon substitut. Mais aussi huit jours sans trance, ce qui est une erreur.

Dix jours de cuisine extraordinaire, en quantité insurmontable, en richesse gustative indescriptible, et en diversité maximisée. Je me réjouis d’avance de savoir que mon cadeau d’anniversaire sera un manuel culinaire local.

Dix jours d’étude linguistique à la découverte du créole, à la poursuite des prépositions disparues et en tentant de comprendre la phonétique irrégulière et chantante du patois local. Ma curiosité syntaxique est en plein éveil, et je peine à la satisfaire en m’imaginant découvrir de nouvelles structures, des irrégularités ou autres néo-artifices de langage qui me feront réfléchir des semaines durant.

Mais aussi…

Dix jours sans sexualité, sans désir, sans divertissement corporel : le milieu quasi-familial ne s’y prête pas, les amis étant en couple (ou mère de famille) et plus intéressés par la mise en relation de leurs cinq sens avec les ressources naturelles de l’île que par l’expression de leur libido. Dix jours à observer l’esthétique locale, que je ne trouve décidément pas du tout à mon goût.

Dix jours à observer la vie de couple, la vie d’ex-célibataire, la vie de divorcée, de mère de famille. À observer les liens qui se créent et se dissolvent, à les souhaiter, à prendre conscience de ma carence affective, à en souffrir.

Dix jours à observer les récits de m½urs des locaux, m½urs qui m’horrifient par leur manque de civilisation, par les douleurs causées et les injustices sociales.

Dix jours à observer la dépendance culturelle et économique d’une population dés½uvrée (au sens propre du terme) et matériellement pauvre à la France, devant laquelle on fait miroiter les bienfaits de la civilisation occidentale (voitures, télévision numérique, vêtements) pour la harponner ensuite à coup de pratiques financières aux viabilités les plus douteuses (crédits, aides en tous genres).

Et aussi…

Dix jours à me déchirer, torturé entre mon désir de mettre à profit cette occasion exceptionnelle de détendre et faire jouir mon corps des délices locaux et mon rejet viscéral des fondements de l’institution sociale locale, qui m’incite à rejeter aussi ses produits dérivés. Torturé entre mon refus (viscéral lui aussi) de participer à l’activité recommandée et souhaitée par mes coreligionnaires (la marche en montagne) et mon désir de jouir pleinement avec eux de la richesse des relations émotionnelles permises par l’intimité de ces vacances.