Hémisphère sud

Le voyage en avion fut long et fatiguant. D’habitude, je dors pendant les transport, et cette fois-ci encore mon corps s’est laissé envahir par une douce torpeur qui m’aurait permis de m’endormir très vite, malgré le bruit des moteurs et les pleurs des enfants dans la cabine. Hélas, point de point d’appui pour ma tête, point de position où j’aurais pu relâcher mes muscles, condition sine qua non de l’arrivée du sommeil. Donc, j’ai comaté, mais sans jamais réussir à perdre conscience. Donc j’ai trouvé le temps long, très long. Tellement long que j’ai presque failli demander à mon voisin la permission de poser ma tête sur son épaule, mais j’ai craint le courroux jaloux de sa compagne qui faisait déjà de même de l’autre côté.

Pour le retour, je demanderai une place contre le hublot.

Cela dit, ça m’a permis de lire.

J’avais déjà fini Animal Farm (Orwell) dans le transport jusqu’à l’aéroport, puis le numéro d’avril de Têtu dans la salle d’embarquement. Sitôt envolé, j’ai entamé le premier tome des Chroniques de San Francisco (Maupin), terminé trois heures plus tard. Je suis inquiet, d’ailleurs, car je pensais m’être muni pour deux semaines en me procurant d’un seul coup les six tomes, et je vois qu’ils ne me dureront, probablement, que quelques jours. Mais bref. Ça m’a donné plein de temps pour avancer dans ma lecture de la section A du document découvert récemment. Seule la longévité de la batterie de mon Zaurus a limité ma lecture en fin de vol.

Et puis, sans même m’en rendre compte, j’étais arrivé. Sans m’en rendre compte, car la descente vers Saint-Denis se fait au-dessus de l’eau, et que l’entrée de la piste est juste au bord de l’eau : du côté gauche de l’avion, on ne voit la terre qu’au moment où les roues de l’avion touchent le sol.

Comme je le racontai à la personne qui vient me chercher à l’aéroport, ce n’est pas la première fois que je viens à la Réunion. Il y a quelques années, j’y ai fait escale sur un trajet entre Paris et Bankok, pour ravitailler l’avion pendant son détour imposé par une grève des contrôleurs aériens en Inde. (Techniquement, l’avion avait été ravitaillé en kérosène dans un aéroport de la corne de l’afrique, non loin de Djibouti, mais la durée du voyage restant à partir de ce point, cumulée à celle déjà passée, était supérieure au nombre maximum d’heures qu’une seule équipe de bord pouvait assurer : il fallait changer d’équipe, et le seul endroit où une équipe disponible pouvait prendre le relais sur ce vol était la Réunion — je ne sais pas s’il faut plaindre Air France du coût monstrueux de ce détournement, ou se réjouir pour les membres de la première équipe qui ont gagné un séjour à la Réunion, mais ce fut pour moi l’occasion de découvrir l’aéroport de Saint-Denis et de survoler la Martinique, le deuxième pilote ayant gratifié ses voyageurs de deux passages au-dessus en virage, un de chaque côté, pour faire admirer l’île depuis l’avion)

Bref.

Mon hôtel est assez agréable, même si je sais déjà que j’en aurai plus qu’assez dans dix jours.

La végétation est luxuriante, voire magnifique, même si je sais d’expérience que c’est un repère à moustiques.

Par contre, Saint-Denis est une ville absolument déserte le dimanche, et ça, c’est déprimant. D’autant plus déprimant qu’il n’est pas possible de se baigner dans la mer de ce côté de l’île, à cause des requins.

Avec la sieste qui m’a occupé la plus grande partie de la journée, il me restait peu d’heures avant la nuit pour découvrir mon quartier. Mais je peux déjà dire mes premières et deuxièmes impressions.

En première impression : il fait chaud, les bâtiments ressemblent aux souvenirs que j’ai de Lomé (le béton qui s’effrite ou se fissure, la peinture qui s’écaille rongée par les embruns), c’est petit, c’est paisible et on y mange bien. Si ce n’était les plaques d’immatriculation, les panneaux de circulation et de direction, les bureaux La Poste et les agences France Télécom, on ne se croirait pas en France.

En deuxième impression : c’est très cosmopolite, les gens conduisent mal, il n’y a pas de transports en communs et ça n’a pas l’air pédé-friendly. Sans permis donc sans véhicule à moi, je vais me faire chier comme un rat mort si je ne trouve pas un guide qui me déplace.

Ce soir, mon correspondant local m’a invité à boire puis chez lui pour manger, et c’était très chouette. Une conversation enrichissante avec sa compagne m’a initié aux considérations politiques et commerciales qui agitent le milieu des télécommunications à la Réunion, en confirmant l’idée que j’avais jusque là : c’est complètement sauvage, une vraie jungle.

Deux conclusions préliminaires :

  • ça a l’air d’être un beau pays pour quelqu’un qui veut venir passer des vacances touristiques ou profiter de la nature, ou les deux, ou venir passer sa retraite. Ça a l’air beaucoup moins bien pour quelqu’un qui veut rester connecté au reste du monde ou développer des relations sociales modernes et dynamiques avec d’autres êtres humains.
  • si on instaurait un régime libertaire ou anarchiste en métropole, ça deviendrait vite un taudis. La Réunion ne serait rien (ou presque) sans l’injection massive et artificielle de moyens (finances, matériau, personnes qualifiées) dans son développement par la métropole, qui n’a rien d’autre à y gagner que le prestige national d’instaurer la culture de métropole dans un territoire d’outre-mer. Comme me l’a dit mon hôte ce soir : c’est un pays paisible ; le subconscient culturel associe encore le travail avec l’esclavage, et la productivité et l’efficacité portent une connotation péjorative. Je ne serais pas étonné si les gens les plus efficaces étaient ceux qui viennent de métropole pour quelques années puis repartir ensuite… Sachant déjà que la population dite « élite » parmi les jeunes natifs (classes préparatoires) émigrent en métropole pour leurs études supérieures.

Mission pour demain et après-demain : acheter deux briques de jus de pomme pour accompagner la bouteille d’Absolut que j’ai emmenée avec moi (il faut bien être prévoyant…) et dévaliser une librairie.