Quand le lit n’est pas confortable…

Cette nuit, j’ai fait un cauchemar. Il m’a tant et si bien perturbé que je n’avais pas le courage de me lever ce matin et qu’une déprime sourde et intense s’était emparée de mon esprit vidé par les vacances.

Le cauchemar fut long et désordonné. Je m’y suis vu dans l’obligation (dont je ne me souviens pas l’origine) d’aller en avion à Bangkok, par un trajet en avion dont je savais au départ qu’il n’était pas possible de voyager dans le sens inverse, pour n’y trouver finalement que la désolation et la pauvreté. Soucieux d’y échapper, je pris un billet pour le seul voyage possible depuis Bangkok, à destination de Tokyo. Arrivé au Japon, le seul départ pour Paris, affrété par Air France pour le retour des visiteurs de la Japan Expo, était prévu pour le dimanche soir, soit le lendemain de mon arrivée. La nuit que je passai dans un hangar désaffecté sombre et rempli de rats n’eut pas l’effet prévisible de m’empreindre de terreur, mais plus celui de réfléchir à ma condition et me rappeler à quel point le prix du voyage retour sur une ligne surpeuplée était en dehors de mes ressources financières. De retour à Paris, il faisait nuit et une grande partie de la ville était en cendres suite à un incendie d’origine inconnue. Cendres mouillées, d’ailleurs, grâce aux pluies torrentielles qui avaient maîtrisé l’incendie mais laissé place à un crachin froid et désagréable. À cause de ce crachin, je me réfugiai dans une station de métro avec pour but de rallier mon bureau par la ligne 12.

Dans la station de métro, le cauchemar repris de plus belle : une épidémie d’un mal foudroyant faisait littéralement tomber morts des gens apparemment bien portants. Suite à la décision de mise en quarantaine de la station immédiatement prise, des voyageurs paniqués tentèrent de traverser les voies, et je me souviens encore avoir imaginé les étincelles des électrocutions, et la chair carbonisée d’un mort de maladie tombé en travers de deux rails électrifiés.

Je me vois encore avoir combattu cette panique et l’épidémie avec un calme apparent et une discrétion qui chassait les regards orientés vers moi et me rendait invisible. Grâce à elle, accoutré dans une veste de tissu quadrillée analogue à celle que je porte en réalité, je me glissai hors de la station par une fenêtre grillagée, pour arriver dans un bassin de parc urbain. Soucieux d’échapper aux forces de polices chargées d’assurer l’isolement de la mise en quarantaine, je déambulai d’une démarche nonchalante que voulais attribuable à un promeneur égaré, et si occupé à cet exercice je percutai une femme officier de police chargée de réguler la circulation.

Elle : « — où sont vos papiers ? » Moi : « — attendez je les ai… »

Je sortis nonchalamment ma carte d’identité en piteux état (avec ses coins cornés comme dans la réalité mais avec en plus dans le rêve une moitié du revêtement plastique déchirée laissant voir le papier en-dessous), toujours occupé à donner l’apparence d’un badeau en promenade. Mais elle me reconnu :

— ah mais finalement vous aviez des papiers ! j’espère que je ne vous ai pas fait perdre trop de temps !

Je la reconnus comme celle qui m’avait demandé mes papiers la veille de mon départ pour Bangkok, suite à un acte illicite dont j’avais fait partie, et à qui j’avais prétendu ne jamais en avoir eu. C’est pour cela que je partis en voyage à Bangkok, d’ailleurs, même si je ne me souviens pas pourquoi.

— non, pas du tout, en fait le lendemain j’étais en congés.

(je ne sais pas du tout pourquoi j’ai répondu ça, mais c’est bien ce que je lui dis).

Puis nous nous relevâmes (nous étions tombés ensemble lorsque je lui étais rentré dedans) et elle repris ses fonctions d’agent de la circulation. Au moment où elle tirait sa veste, un véhicule passa trop vite à côté de nous et vint accrocher un autre agent de police non loin et le projeta sous les roues d’un gros transporteur. Je me souviens distinctement voir son bras coupé par un premier passage de roues, puis sa tête écrasée, puis ses jambes coupées à leur tour, pour voir enfin son torse rouler de l’autre côté de la route aplati comme une poupée gonflable vide.

L’officier se mis à hurler « oh mon dieu c’est horrible ! » sur le ton de ces protagonistes de mauvaises séries télévisées américaines, et je me baissai pour la rassurer. Ce faisant, ma tête heurta le bord de mon lit en ajoutant à la douleur du choc celle du frottement du bois contre la brûlure du soleil, sans manquer au passage d’incruster le souvenir du cauchemar dans la douleur et me plonger dans une semi-conscience éveillée où je ressassais le cauchemar et la douleur mélangés en me demandant leur signification.

C’est en partie pour cela que la nuit fut très (trop) longue. J’ai eu du mal à dormir d’une manière générale, pour tomber sur des cauchemars quand j’y arrivais. Alors que je porte un plaisir si grand à dormir et me regénérer, je peux dire que j’en ai été empêché cette nuit.

De fait, il était inimaginable que j’aille skier aujourd’hui.

J’ai d’ailleurs pensé aux conditions de mon séjour. Je suis arrivée ici en compagnie de trois gens bien, mais à qui j’ai la sensation de n’avoir rien à apporter. Dès que je regarde chacun d’eux, je vois l’indépendance d’êtres humains qui ont choisi la destination de leurs vacances avec comme préoccupation principale celle de mettre à profit efficacement chaque moment de leur séjour, au profit de leur détente, du sport, du bien-être du corps et de l’esprit, et de la détente. À n’importe quel moment, le panel de réponses possibles à la question de savoir ce qui se passera le moment d’après peut se voir attribuer pour chacune une probabilité de se produire, et depuis notre arrivée je n’ai vu se produire que celles aux probabilités les plus fortes, sans aucune indication que mon choix d’évaluation de ces probabilités puisse être faux. En somme, ces vacances sont pour l’instant lisses et sans surprise, et le ski ne m’apparaît pas comme un moyen de masquer l’ennui, mais plutôt comme en en faisant partie intégrante.

Donc, j’ai fait la grasse matinée, en posant ma fainéantise et mes réflexions post-cauchemar comme obstacle à la régularité de mon emploi du temps prévu initialement. Morne obstacle, très peu honorable, mais avec l’avantage de m’accorder quelques moments de solitude pour me ressourcer.

J’en ai profité pour absorber un demi-paquet de carambars pour me sustenter pendant la lecture de Globalia (Jean-Christophe Rufin), une histoire sur le ton du Meilleur des Mondes de Huxley ou 1984 de Orwell qui expose une morne description d’une des situations atteignables sur les routes prises par le monde dit « civilisé » d’aujourd’hui. Un peu plus de six cent pages, promptement absorbées mais tout aussi promptes à contribuer à mon état d’esprit plutôt qu’à le délayer et m’en détacher : c’est après tout le récit de la réalisation d’un des possibles avenirs les plus probables actuellement. Aucune surprise, pas de rêve, seulement le récit de sentiments impossibles ou d’un amour entaché d’un décor aride et vénéneux.

Ce matin, je me suis demandé ce qui m’empêchait de récolter mes cliques et mes claques (mes bagages), prendre l’autocar pour Moutiers puis le TGV pour Paris. Tristement, les seules raisons que je réussis à trouver furent le prix du voyage, probablement très supérieur au budget que j’avais prévu pour ces vacances (et que j’ai déjà dépassé) et les questions de mes colocataires auxquelles j’aurais à répondre ensuite, sachant que je déteste me justifier. Et puis, aussi, je n’ai pas vraiment plus de chez-moi à Paris qu’ici, seulement des habitudes qui après courte réflexion ne sont pas plus attirantes qu’une fin de semaine dans les alpes.

À choisir entre la peste et le choléra, je ne sais pas trop dans quel camp me placer. Mais il se peut que mon corps biologique pourrait tout de même trouver meilleurs réconfort et réparation ici, dans un air moins pollué, tant chimiquement que par le son.

Et puis j’ai un beau stock de champagne, de vodka, de nutella et de musique.