J’ai mal.

Pour plusieurs raisons.

La première : je viens de finir Flash, de Charles Duchaussois, et mon moi intérieur vibre de malaise devant la douleur qui suinte de ce texte.

La seconde : il est presque minuit, et je sais que j’ai besoin des dix heures de sommeil que je m’étais octroyées hier pour compenser les épuisantes journées de formation que je donne jusqu’à la fin de la semaine (chez Bull, à St-Ouen, pour un ministère).

La troisième (qui a provoqué la première, donc la seconde en corollaire) : la personne avec qui je pensais partager des atomes crochus ne donne pas signe de vie, suite probablement d’un différend entre nous dimanche où il est apparu très concrètement que nous n’avions pas du tout la même manière de considérer notre existence ; qu’il y avait donc des doutes possibles sur la concordance de nos opinions respectives sur notre relation. Tout est-il qu’il ne m’a pas contacté ce soir comme il m’avait indiqué qu’il le ferait, hier (il me dit même qu’il viendrait me visiter), et que c’est extrêmement désagréable.

La quatrième (résultante des trois premières) : j’ai faim. Je ne veux pas manger (l’acte de me nourrir me répugne ce soir), mais j’ai faim. Et je n’ai pas le courage ni le désir de me lever pour me descendre une dose de vodka.

La cinquième (qui a probablement conditionné la troisième) : je perds ma fierté personnelle. De plus en plus, je me plie au rythme de mon travail (métro, boulot, dodo), je trouve un intérêt ponctuel et immédiat aux tâches qu’on m’affecte, même si globalement tout ce domaine d’activité m’indiffère ; bref je faiblis, je deviens transparent et soumis à une suite de tâches élémentaires que j’arrive même à trouver indispensables. C’est nul, il faudrait que je casse le rythme, que je le viole sauvagement dans un instant de folie, comme je le fis en cette veille salutaire de Saint-Valentin.

Le hic, c’est que je ne me vois pas faire cela, seul. Et il se trouve que seul, je le suis ces derniers temps. Certes, pas autant que je le fus dans le passé, un passé pas si lointain d’ailleurs tant les souvenirs désagréables me hantent encore parfois, mais suffisamment pour regretter les deux mois fastes qui viennent de se dérouler. Car j’ai décidé, pour un ensemble de raisons plus ou moins bonnes mais toutes autant valides car venant de mon moi propre et inattaquable, de me détacher de certaines personnes que je fréquentais ludiquement fut un temps, mais avec qui je me sentais régulièrement trahir mon besoin d’authenticité dans les relations.

Du coup, avec le peu qui reste, et dont je n’ai pas vraiment de garanties que je vaut pour elles ce qu’elles valent pour moi, j’ai beaucoup moins d’occasion de fêter en soirée ; me voilà donc à rentrer chez moi chaque soir, à laisser filer les heures dans mon lit, tantôt devant Vodka-Pomme et tantôt dormant, en attendant le lendemain et les heures de travail salvatrices parce qu’elles occupent l’esprit.

Mais surtout, du même coup, j’ai moins en semaine le désir ardent de rencontrer untel ou unetelle le week-end venu, et le moindre empêchement de part et d’autre me fatigue, me fait paresser, et me laisse traînant dans mes rapports sociaux en attendant que le temps passe. Et donc, (trop) peu de motivation pour un événement extra-ordinaire, quelque chose qui me fasse plaisir autant que me couper de mon rythme. Parce que la motivation, elle n’est là que si elle peut être là pour quelqu’un, et pour l’instant, même si c’est déplorable de le dire comme ça, je ne vois personne.

Ces choses étant dites, il y a quand même le bon côté des choses.

Tout d’abord, j’ai passé un assez bon week-end.

Ensuite, ces formations réveillent en moi une fibre d’intérêt très aigu, celle de la pédagogie, et j’en suis fort aise. Car ça me confirme que je ne serai pas perdu avec moi-même quand j’arrêterai définitivement l’informatique professionnelle, ce qui arrivera probablement plus tôt que ce qu’il faudrait à mon porte-monnaie.

Et puis, devant le constat de ma lassitude et de ma dégradation humaine (car on est moins humain, soumis), je cherche une solution.

Il y en a une, radicale, que je réserve pour le dernier recours : partir. Même pas forcément loin, mais en tout cas hors de France. Le problème immédiat, c’est que j’ai la flemme de partir et affronter la reconstruction d’une existence sans avoir tenté d’user auparavant toutes mes cartes ici. Les cartes, celles de trouver mon compte dans un écheveau de directions d’existences possibles, car il y en a quand même tout un tas que j’ai beaucoup travaillé à diversifier ces derniers mois. Donc j’étudie, j’examine, je compare, pour éliminer tour à tour les choix trop « rationnels, » trop « conventionnels » voire simplement trop « banals » pour moi. Et je ne garde que ce que ma lucidité n’arrive pas à classer, car c’est la condition pour que je puisse considérer une idée comme authentiquement originale et pas « prédestinée. »

Cette idée bizarre, je la tiens d’une discussion que j’ai observée il y a quelques temps : tous les actes voulus sont irrémédiables, il n’y a pas de liberté dans l’intention. Qu’est-ce qui m’empêche de prendre un couteau et de tuer ma colocataire de sang-froid ? Rien de spécial, mais rien n’empêchera ensuite la police de m’emmener et de m’enfermer en prison. L’alternative, qui est le prix à payer par un choix pour être considéré libre, n’existe pas pour les gestes de la vie quotidienne. D’où l’affirmation selon laquelle nous ne sommes pas libre de choisir l’existence que nous menons. Ce n’est qu’une illusion de liberté.

Ce discours, en fait, m’a beaucoup marqué. Mais il existe un aspect de la discussion qui n’a pas été très bien traité, et sur lequel je souhaite mener une expérience : bien qu’il n’y aie nulle liberté sur l’issue d’un choix volontaire (tuer ma voisine, condamner un criminel), qu’en est-il des petits événements incidents qui ne sont pas d’importance première dans la suite de choix de l’existence ?

Pour cela, j’ai fait un test : un jour, comme chaque jour, j’allais travailler, et bien que dans ma tête je me donnais l’illusion d’avoir le choix d’aller travailler ou pas, il était certain, comme l’explique le raisonnement ci-dessus, que j’irais tout de même travailler.

Pourtant, j’ai violé le protocole : j’ai réalisé ce trajet conscient de son déterminisme, et j’ai profité de ce moment pour décider de ne pas prendre de petit-déjeûner ce matin-là, comme je le faisais d’habitude. Cela peut sembler simple et vain, à premier abord, mais en fait je savais les conséquences que cela allait avoir sur ma journée : un matin difficile, embrumé, affamé, un repas pris trop vite pour calmer la faim et donc un après-midi difficile aussi car rongé par les maux digestifs. C’est ainsi qu’en faisant un choix complètement arbitraire sur un phénomène incident à ma direction principale, j’ai pu avoir une influence que je considère libre (car rien ne m’empêchait de prendre mon petit-déjeuner ce matin-là) sur le cours de ma journée.

C’est le même phénomène qui s’est produit quand je me suis auto-félicité après un certain vendredi fameux il y a plusieurs semaines : le protocole était de rentrer à mon bureau après l’exploit, j’avais l’illusion du choix entre cela et rentrer chez moi et ce choix n’était qu’illusoire, mais j’ai décidé incidemment de franchir la porte de la bijouterie sur le chemin du retour, alors que a priori rien ne m’y incitait (et ne m’empêchait) : libre, encore une fois.

Enfin, du moins le perçois-je, et cette impression de liberté-là est beaucoup plus satisfaisante que l’autre, désormais entachée du raisonnement qui m’a tant marqué.

Et grâce à cela, je vais réaliser des expériences, voir si je ne peux pas en profiter pour créer cet imprévu dont mon existence a besoin en ce moment.