Perplexité et déstabilisation

On me demande, j’écris.

L’estimé muet discret secret et obscur de ces derniers jours est un individu qui fait réfléchir, à défaut de provoquer les émois de l’âme.

Aujourd’hui, je ne saurais me remémorer précisément la suite d’événement qui a mené à la situation actuelle. Je l’ai rencontré pour la première fois lors d’une festivité d’après-guerre qui a suivi le concours Prologin, où les différents organisateurs se sont réunis pour honorer a posteriori leurs efforts autour d’un bon repas. Il était là, en tant que participant. Et il ne disait rien.

L’année dernière, je l’ai croisé à quelques reprises dans les couloirs, et rien ne le distinguait particulièrement de la foule de personnes que je côtoyais alors à l’école.

Cette année, j’ai appris qu’il existait un lien direct entre un étudiant remarquable et cette personne que j’avais croisée post Prologin, et que cet étudiant remarquable était en lice pour intégrer ce même labo qui m’a construit. Surprise ! Mais rien de fondamentalement remarquable qui méritât que j’y accorde un intérêt accru à côté des autres choses. Surtout que depuis que je suis parti en Suède j’ai décidé me sentir un peu étranger à ce milieu. La seule chose qui avait alors retenu mon attention, c’est qu’il s’agit d’un étudiant brillant, qui réussit à passer inaperçu malgré sa capacité à s’adapter facilement et confortablement à plusieurs milieux (chez lui, Prologin, l’école, le labo, et toutes (?) ces choses dont il ne parle désespérément jamais).

En fait, il n’y avait rien de particulier à en dire jusqu’à très récemment… Il y a deux semaines, environ, je crois.

Rien, jusqu’à ce que j’essaie d’entamer une conversation.

C’était un contexte parfaitement neutre, et un sujet de conversation sur lequel quiconque aurait pu donner un avis, même pour ne rien dire, juste pour honorer le protocole social.

Et il n’a rien dit.

C’était très surprenant.

D’autant plus que l’expérience renouvelée par la suite, en plusieurs occasions facilement obtensibles puisque le jouvenceau s’était entre temps laissé séduire par une estimée jouvencelle de ma connaissance, qui me sollicita d’ailleurs par la suite pour d’autres raisons le concernant mais je m’égare, a montré que… bah rien, justement.

Le monsieur ne communique pas.

Il ne communique pas, mais pas de la manière autiste courante dans ce milieu, où une personne généralement n’ose pas s’exprimer, mais où une question directe obtient toujours une réponse spontanée, même courte. Lui ne dit rien. Les questions directes simples obtiennent, après un temps de réflexion visible, un « oui » ou un « non » dans le cas où elle sont très consensuelles ou purement techniques, mais sinon restent gratifiées d’un « ça dépend » ou, tout simplement, d’un silence. Et pas question de demander de quoi cela dépend ! À cette dernière question, le silence est la seule réponse, et toute tentative de pression pour obtenir un résultat différent n’aboutit qu’à « je ne sais pas » ou « je ne veux pas répondre. »

Pour le reste, le schéma est similaire : une question technique obtient une réponse technique précise et concise s’il en a une, sinon rien. Il s’abstient de participer aux conversations, et toute sollicitation de discours est poliment déclinée, voire détournée vers quelqu’un d’autre, toujours par des expressions subtiles étudiées : il réfléchit soigneusement à ses non-réponses, ça ce voit ! C’est un maître dans cet art !

Forcément, mon premier réflexe a été de croire qu’il s’abstenait par élitisme social, réservant l’expression de ses idées à un public averti qui aurait donné patte blanche sur ses capacités de compréhension… Las ! Sa compagne m’a expliqué que même dans l’intimité de leur relation elle n’a jamais réussi à obtenir un mot de plus, et les quelques efforts que j’ai fait dans la voie de détermination de potentielles conditions qui faudrait respecter pour entamer le dialogue, ont été vains. Et d’après les témoins, ce n’est pas une exclusivité qui m’est réservée. C’est le même « tarif » pour tout le monde.

C’est ainsi que je suis désormais obligé de faire rentrer dans mon univers de compréhension un individu qui ne communique pas, prétend ne pas être intelligent sans justifier ce déni, prétend ne pas être intéressant sans justifier ce déni non plus, réussit à éviter toute occasion d’exprimer son opinion ou ses préférences sur ce qui lui arrive (et donc aucun moyen pour moi de savoir si de le tenir dans mes bras a été pour lui une expérience agréable ou non, renouvelable ou non, etc), et semble ne pas du tout rechercher une ouverture ou une occasion de se dévoiler.

Je suis perplexe. Perplexe et déstabilisé, parce que jusqu’alors mon univers de compréhension s’accordait très bien autour d’une structure où l’estime que je porte aux individus est assez directement liée aux interactions entre eux et l’environnement (souvent le mien mais pas que), et qu’il faut désormais que j’y admette un singloton isolé, dont les compétences m’impressionnent, mais pour lequel ces dernières sont singulièrement en opposition avec son déni de la communication.

Le choc a eu lieu hier soir. C’est à l’issue d’une brève séance de questions (puisqu’il n’y a que lorsqu’il y a un point d’interrogations qu’on peut lui arracher des mots) que j’ai compris qu’il tolérait plus que n’appréciait cet intérêt, et qu’il me laisserait croire sans rien dire (justement) absolument ce que je veux, depuis l’idée la plus simple qu’il s’agit de quelqu’un de parfaitement lisse et inintéressant (ce que je me refuse à croire, pour des raisons irrationnelles), jusqu’à celle extrêmement saugrenue qu’il a en lui quelque chose de tellement fort et inexprimable qu’il préfère le cacher plutôt que de le dénaturer avec des mots qu’il ne possède peut-être pas.

L’analogie du chat de Schroeninger est ici opportune : quelque soit la consistance de l’individu, comme l’état du chat dans la boîte, il n’est pas possible de la connaître sans interagir avec. Sauf qu’ici, le monsieur ne laisse personne soulever le couvercle pour regarder.

J’étais habitué aux gens qui disparaissent quand je les regarde, à ceux qui me regardent dans les yeux en me disant « non, » « ne cherche pas, » ou « abandonne, » en déclarant de manière compréhensible leur répulsion à mon égard, mais maintenant il faut que je m’accomode d’un existant apparent mais sans consistance.

Mais comment cela peut-il exister ?

Ah, je pourrais garder les choses simples, en fermant tout simplement les yeux et en prétendant qu’il n’existe pas, et ce ne serait pas la première fois. Pourtant, je n’arrive pas à me convaincre qu’il n’y a pas un « truc » que je suis en train de manquer, quelque chose qui m’échapperait et que je gagnerais à poursuivre… En plus, il est mignon, le bougre, et il a l’air tendre. Snif.